Le paradigme du Cours comme oeuvre
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Le paradigme du Cours comme oeuvre
Le Cours de 1916 [7]
Si le Cours peut être considéré comme l'oeuvre de Ferdinand de Saussure, c'est en tout cas comme une oeuvre bien particulière. Cette particularité s'enracine dans la vision et dans la volonté de Bally et Sechehaye. Ceux-ci, quelques semaines après la mort de Saussure, après avoir consulté des notes d'étudiants et quelques autographes du linguiste disparu, vont, d'une part, imaginer un livre et, d'autre part, infléchir le contenu de ce livre vers une pure épistémologie programmatique de la linguistique, en élaguant quelque peu ce qui dans les textes originaux (notes d'étudiants et autographes de Saussure) ressortissait à une réflexion épistémologique au sens strict (autrement dit à une épistémologie de la grammaire comparée) et, bien plus systématiquement encore, ce qui ressortissait à une métaphysique (la conséquence en sera une réduction, dans le Cours, de la place tenue par la sémiologie dans les leçons orales et dans les autographes). Si la rédaction du Cours aura été une oeuvre menée conjointement par les deux collègues, Bally semble avoir joué un rôle crucial dans le projet initial - dans la conception de l'oeuvre à créer. Deux témoignages récemment retrouvés en attestent. Ils datent tous deux de 1913 (Saussure étant mort le 22 février 1913). Un premier témoignage remonte au mois de mai. C'est une lettre de Bally à Meillet (que j'ai découverte dans les papiers de ce dernier au Collège de France il y a quelques années). Bally y prend vigoureusement parti contre un projet d'édition des leçons de Saussure d'après les cahiers d'étudiants - projet conçu avec l'appui de Meillet par un auditeur des cours de linguistique générale, Paul Regard [8]. Ce projet consistait en une publication, partielle, des notes de Regard. Si, par retour de courrier, Meillet répond à Bally :
(...) le projet que j'avais esquissé avec le jeune Regard est abandonné ; ce projet a toujours été subordonné à votre agrément, et, dès l'instant que vous avez d'autres vues, il ne doit pas en être question. [9]
l'examen de la correspondance entre Bally et Meillet, tout au long des années suivantes, n'en montre pas moins que le savant parisien aurait, sans aucun doute, préféré une édition philologiquement fidèle aux leçons. Bally, lui, ne voit pas les choses ainsi et, lorsqu'il critique le projet de Regard en mai 1913, c'est déjà sa vision qu'il défend : un livre reconstruit, et non la publication des notes d'étudiants. Un second témoignage, issu lui aussi des archives Meillet, corrobore le premier. C'est une lettre de Marie de Saussure, la veuve de Ferdinand, remerciant Meillet pour sa notice nécrologique. La lettre, datée du 30 novembre 1913, se termine ainsi :
Quant au Cours de linguistique générale, je crois que Monsieur Bally fera pour le mieux et qu'en tout cas il vous soumettra son projet. [10]
Ainsi, en novembre 1913, le titre du livre, qui reflète sa conception, existe déjà : c'est " le Cours de linguistique générale " ; et Bally en est le maître d'oeuvre incontesté.
La vision de Bally, relayée par Sechehaye, a été claire et ferme : là où le maître, dans ses écrits et dans ses cours, élaborait une méditation de philosophie des sciences à propos de la grammaire comparée, ou se livrait à une réflexion métaphysique parfois effilée et hésitante, les élèves se devaient de réduire la pensée saussurienne au pur programme d'une linguistique future. C'est à ce prix que la " recréation " du Cours pouvait avoir lieu. Aussi le Cours ne pouvait-il naître qu'en tronquant de son caractère multiforme et foisonnant, lié à son esprit exploratoire, la parole qui avait tenu ses auditeurs sous son charme. On comprend que Regard ait pu dire après la parution du Cours:
Un élève qui a entendu lui-même une part importante des leçons de Ferdinand de Saussure sur la linguistique générale, et connu plusieurs des documents sur lesquels repose la publication, éprouve nécessairement une désillusion à ne plus retrouver le charme exquis et prenant des leçons du maître. Au prix de quelques redites, la publication des notes de cours n'aurait-elle pas conservé plus fidèlement la pensée de Ferdinand de Saussure, avec sa puissance, avec son originalité ? Et les variations elles-mêmes que les éditeurs paraissent avoir craint de mettre au jour n'auraient-elles pas offert un intérêt singulier ? [11]
Si Regard est déçu par le Cours, il en va de même de Riedlinger, quand bien même ce dernier, contrairement à Regard, n'a jamais fait ouvertement part de sa déception ; une lettre (inédite à ma connaissance) écrite en 1957, soixante ans après qu'il a entendu les cours de linguistique générale, en conserve cependant la trace. C'est une réponse à son ancien condisciple Gautier qui l'a prié d'écrire un article sur Saussure pour la Tribune de Genève. Riedlinger décline l'invitation en ces termes, bien durs à l'égard de Bally :
Il me serait impossible de donner une idée de la vraie grandeur de F. de Saussure sans le comparer à Bally et, par conséquent, rabaisser ce dernier. Je m'explique : Bally a sabré la linguistique générale, ce que le travail en cours de Godel démontrera sans discussion possible. (...) Plus grave encore est la suppression complète de la magnifique introduction de 100 pages du deuxième cours, que Godel m'a demandé par lettre l'autorisation de publier in extenso d'après mes notes. Vous vous rappelez sans doute que Bally avait décrété que le chapitre sur `unités et identités' n'était pas clair, et vous l'aviez soutenu. Godel, lui, voit dans cette introduction la quintessence de la pensée saussurienne. Mais Bally, très doué par ailleurs pour l'observation des faits linguistiques, n'avait pas le sens philosophique de son maître. [12]
Si la nostalgie des étudiants s'explique, leur critique du texte de 1916 porte néanmoins partiellement à faux. Car il était probablement nécessaire de n'être pas fidèle à la lettre des leçons et des écrits, de n'être pas fidèle, même, à la complexité de la pensée saussurienne, pour être fidèle à Saussure d'une autre manière. En simplifiant son discours et en l'unifiant, dans l'énonciation d'une épistémologie programmatique de la linguistique, la mise en forme de Bally et Sechehaye aura permis une réception des idées du linguiste genevois qui justifiera leur parti-pris. En d'autres termes, ils auront bien contribué à réaliser une oeuvre- quand bien même on saurait dire que Saussure en est l'auteur, ou qu'ils en sont, eux, les auteurs.
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